|

Échecs et droit d’auteur : une partie perdue ?

Du jeu d’échecs ou du droit d’auteur, lequel est le plus ancien ? Si la réponse à cette question est évidente, qu’en est-il du lien entre les deux ?

Parallèles entre le jeu d'échecs et l'art : c'est ainsi qu'un champion du monde allemand a argumenté en faveur de la protection par le droit d'auteur. Illustration : Franziska Raaflaub

Originaire d’Inde, l’ancêtre des échecs arrive en Europe dès le haut Moyen Âge. À Byzance, les pièces évoluent sur un échiquier circulaire au Xe siècle. Conservé dans l'abbaye d'Einsiedeln, le « Versus de Scachis », un poème qui consacre 98 vers au célèbre jeu, est composé entre 900 et 950 après J.-C.[1] Le tsar Ivan le Terrible meurt en 1584 au cours d’une partie d’échecs. Dans la mesure où ses plans de conquête du monde le lui permettaient, Napoléon aussi aimait jouer au jeu de stratégie à ses heures perdues. Le « Joueur d’échecs » de Stefan Zweig paraît en 1942, « Der Schachspieler » de Friedrich Dürrenmatt est publié en 1998 et la série à succès de Netflix « Le Jeu de la dame » permet d’oublier quelque temps le blues du confinement au cours de l’année 2020.

 

Les échecs influencent l’art et la culture depuis de nombreux siècles. Mais qu'en est-il de leur protection juridique ?

 

On entend souvent dire qu'aucun autre jeu n'est autant lié à l'art que les échecs.[2] Si l’on s’intéresse à la protection juridique du jeu, ce lien amène à prendre le droit d’auteur en considération car il protège les œuvres, c’est-à-dire « toute création de l’esprit, littéraire ou artistique, qui a un caractère individuel » (art. 2, al. 1, LDA). Mais pourquoi donc vouloir protéger les échecs ? N'appartiennent-ils pas au domaine public ? 

 

Protection des parties d'échecs par le droit d’auteur ?

Le champion du monde allemand Emanuel Lasker était un fervent défenseur de l’application du droit d’auteur aux parties d’échecs[3]. Pour justifier sa démarche, il s’appuyait sur le parallèle entre les échecs et l’art : « J’étais disposé à donner au monde des échecs mon art et mes réflexions, afin de le soutenir et de promouvoir le jeu, mais j'exigeais qu’il prenne et assume une responsabilité à cet égard [...]. Il [le monde des échecs] allègue cependant que le jeu ne saurait constituer un métier. Les millions d’amateurs d’échecs qui reproduisent les parties de maîtres rendues publiques et prennent ainsi plaisir à perfectionner leur pratique ne devraient toutefois pas appuyer ce point de vue. Avec de tels arguments, le monde de la musique pourrait décider de ne plus rétribuer les musiciens de talent, or cela constituerait de toute évidence une injustice. Seules les personnes qui se consacrent corps et âme à leur art peuvent donner naissance à quelque chose de grandiose »[4] (traduction libre). Issu d’un milieu plutôt pauvre, Lasker connut de nombreuses années de vaches maigres. Son prédécesseur, le premier champion du monde d’échecs Wilhelm Steinitz, ne perçut lui non plus aucune rétribution au titre de son activité et mourut dans le dénuement le plus total.

 
 

Caractère individuel ? Différences avec la musique

Grâce à la protection des parties d’échecs par le droit d'auteur, Emanuel Lasker voulait se créer une possibilité de revenus. Il réclamait entre autres que les personnes qui publiaient les parties dans la presse ou dans des ouvrages versent une rémunération aux joueurs d’échecs afin de garantir que les grands maîtres ne « finissent plus leur vie seuls dans des hospices ».[5] En 1931, l’avocat Walter Jung consacra sa thèse de doctorat à la question de savoir si le jeu d'échecs peut être protégé par le droit d’auteur[6]. Il en vint à la conclusion qu’une partie d’échecs était dépourvue de caractère individuel, condition essentielle pour pouvoir bénéficier de la protection par le droit d’auteur. Selon lui, dans la musique, les compositeurs disposent de différents moyens créatifs, alors que les joueurs d’échecs ne peuvent, eux, s’exprimer qu’à travers les mouvements des pièces. De plus, le but du joueur d’échecs ne consiste pas à organiser les mouvements de telle ou telle façon, mais à remporter la partie. De son point de vue, tout un chacun devrait par conséquent avoir le droit de décrire le déroulement d’une partie en indiquant simplement les différents déplacements effectués, de la même manière qu’il n’est pas interdit de communiquer d’autres événements purement factuels.[7]

 

Le rapport juridique de la Fédération allemande des échecs[8] (1994) conclut également qu’une partie d’échecs ne s’apparente ni à de la littérature, ni à de la science, ni à de l’art et montre à l’aide de nombreux scénarios pourquoi la protection de la propriété intellectuelle ne s’applique que difficilement en l’espèce. Les cas présentés[9]  amènent par ailleurs à se demander si le perdant pourrait également prétendre à une partie de l’œuvre intellectuelle potentielle, dans la mesure où ses erreurs font émerger une combinaison « artistique ».

 

Le débat sur la protection des coups de jeu est toujours d'actualité

Depuis l’époque d’Emanuel Lasker, la situation a quelque peu évolué sur le plan financier, du moins pour les vedettes de la discipline. On estime que la fortune de Magnus Carlsen, dix-sept fois champion du monde, se situe entre 10 et 30 millions de dollars américains. Rien qu’en 2023, le numéro un mondial a remporté plus de 700 000 dollars sous forme de prix.[10] Dans le monde juridique, le débat au sujet de l'admissibilité des parties d’échecs à la protection du droit d’auteur est loin d’être clos. En 2016, le tribunal du Southern District de New York s’est notamment saisi de la question de la protection des différents mouvements d’une partie d’échecs par le droit d’auteur.[11] L’instance a finalement débouté la demande, en arguant que les mouvements sont comparables aux événements et aux résultats des matches de basketball, auxquels la protection du droit d’auteur ne s’applique pas, car il s’agit de faits.[12] En 2019, l’avocat Daniel Hoppe a critiqué cette approche dans un article de presse[13]. Selon lui, le fait de communiquer les mouvements effectués n’est pas assimilable à la communication d’un résultat sportif, mais constitue la transmission de l’événement lui-même.[14] À l’inverse du rapport de la Fédération allemande des échecs, il avançait que les interactions des deux parties au cours du face-à-face sont indissociables à l'instar de ce qui se passe dans une improvisation théâtrale ou musicale : « l’œuvre naît de la rencontre et de la confrontation, tout au long du déroulement de la partie »[15].

 
 

La partie d’échecs : une improvisation théâtrale protégée par le droit d’auteur ? Quelle serait l’incidence d’une telle approche sur les participants et sur les instances qui transmettent les parties ? Difficile d’imaginer exiger des deux parties s’affrontant aux échecs de se soumettre à l'examen de la question du droit d’auteur avant de commencer ou d’adapter une partie. Les médias et les sites Internet qui transmettent des parties d’échecs devraient alors identifier le moment où celles-ci arrivent au « stade d’œuvre indépendante protégée par le droit d’auteur »[16] et cesser la retransmission, ou signer préalablement des contrats avec les parties, afin de pouvoir disposer des droits d’exploitation correspondants. Précisons toutefois qu’un modèle de rémunération collective mis en place aux Pays-Bas dans les années 1960 et 1970 a fait chou blanc.[17]

 

Conclusion

Les parties d’échecs sont-elles protégées par le droit d’auteur ? La jurisprudence peu abondante et les quelques sources existantes ne permettent pas d’apporter une réponse univoque à la question. Cet épineux débat illustre cependant l’enjeu sous-jacent : celui de l’équilibre des intérêts qui constitue le fondement du droit d’auteur. Il importe de faire coïncider l’intérêt du joueur ou de la joueuse d’échecs à générer un revenu pour sa « création » et l’intérêt du grand public à pouvoir utiliser librement une partie d’échecs qui s’inscrit dans notre patrimoine culturel et, peut-être, également, artistique.

 

A propos de l'auteur de l'article: Franziska Raaflaub est juriste à l'IPI et spécialisée dans le droit d'auteur.

 

Sources

[1] Santschi Stephan, Mysteriöses Gedicht aus dem Klosterkeller, in: Nidwaldner Zeitung vom 28. Mai 2017, abrufbar unter: Nidwaldnerzeitung.ch (Stand: 13.11.2024).

[2] Siehe statt Vieler: Trebing Saskia, Schach und Kunst, Die Schönheit des Spiels, in: monopol, Magazin für Kunst und Leben vom 22. März 2018, abrufbar unter: Monopol-Magazin.de

(Stand: 23.10.2024); vgl. auch das Zitat der mehrfachen Schweizermeisterin im Schach Lena Georgescu «Schach ist wie Kunst machen», SRF Focus vom 27. November 2023, abrufbar unter: srf.ch

(Stand: 13.11.2024).

[3] Er verteidigte gemäss dem Wikipedia-Eintrag zu seiner Person diese Position über 27 Jahre (1894 – 1921) und war damit der am längsten amtierende Schachweltmeister. Abrufbar unter: Wikipedia

(Stand: 13.11.2024).

[4] Lasker Emanuel, Mein Wettkampf mit Capablanca, Berlin und Leipzig 1926, S. 2, zitiert nach Karlonline.org (Stand: 23.10.2024).

[5] Lasker Emanuel, in: Der Schachwart – Organ der Berliner Schachgesellschaft Nr. 1 Bd. 2, Berlin 1913, S. 10.

[6] Jung Walter, Gibt es ein Urheberrecht am Schachspiel?, Erlangen/Kulmbach 1931.

[7] Zusammenfassung basierend auf dem Rechtsgutachten des Deutschen Schachbunds zur Frage «Gibt es ein Urheberrecht an Schachpartien», vorgelegt durch Wolfgang Unzicker, Hannover-Laatzen, 1994, S. 1, abrufbar unter: Google (Stand: 13.11.2024).

[8] a.a.O. Fn. 7, S. 7.

[9] a.a.O. Fn. 7, S. 3.

[10] Angaben gemäss FOCUS online, abrufbar unter: Focus.de (Stand: 13.11.2024).

[11] Southern District Court of New York, World Chess US, Inc. And World Chess Events Ltd., vs. Chessgames Services LLC, E-Learning Ltd., and logical thinking LTD., Urteil 16 Civ. 8629, abrufbar unter: Scribd.com (Stand: 13.11.2024).

[12] «Indeed, it is well-established that sports scores and events, like players’ moves in the Championship, are facts not protectable by copyright».

[13] Hoppe Daniel, Zwischen Glanzpartie und Großmeisterremis: Gedanken zum urheberrechtlichen Schutz von Schachpartien, in: GRUR-Prax 2019, S. 522 ff.

[14] a.a.O. Fn. 13, S. 523.

[15] a.a.O. Fn. 13, S. 524.

[16] a.a.O. Fn. 13, S. 524.

[17] Vgl. Wolfgang Unzicker, Fn. 7, S. 2.

retour

Partager